Dans un espace immensément vide, des corps se cherchent, s’apprivoisent et se fuient dans un ballet fantômatique et singulier. Mêlant passé et présent, réel et fiction, Bothos Strauss signe une pièce patchwork où les mots sonnent, résonnent dans une étonnante et poétique litanie. Loin de lisser l’absurdité de son propos, il l’accentue en superposant à l’emporte-pièce des bouts de vie, des éclats d’humanité que seule la solitude unit. Déconcertant, hypnotique, Le temps et la chambre séduit par son étrangeté et le jeu intense et détaché de comédiens hors pair. Un Ovni théâtral à ne pas manquer !

Dans la chambre, en fait un immense salon presque vide où trône une énorme colonne rouge deux sièges en cuir vintage et une table basse, deux hommes sans âge, deux sceptiques, Julius (solennel Jacques Weber) et Olaf (taciturne Gilles Privat) vivent ou plus exactement survivent. Détachés du monde, ils l’observent à distance depuis leur grande fenêtre. Acerbes, ils en décrivent les immondices, les saletés abandonnées là par une humanité à la dérive, les bruits d’une ville en perpétuels travaux. Lucides, cyniques, ils jugent les gens d’un regard. Leur victime du jour, une jeune femme brune, presque transparente, au visage pâle, au regard hagard, perdue dans l'espace urbain.

La sonnette de la porte d’entrée résonne. La demoiselle (lunaire Georgia Scalliet) apparaît. Elle harangue nos deux messieurs. Comment osent-ils parler d’elle sans la connaître, sans rien savoir d’elle, ne serait-ce que son nom. La sonnette retentit à nouveau et interrompt la conversation, court-circuite l’histoire. Commence alors un ballet des corps, d’individus plus étranges et disparates les uns que les autres. Un homme (épatant Wladimir Yordanoff), élégant, se met à fouiller l’espace, sans égard pour ses habitants, à la recherche d’une montre perdue lors d’une soirée arrosée qui n’a jamais eu lieu. Il est suivi de près par une femme impatiente (fascinante Dominique Valadié) qui rêve de revoir l’homme qui l’a séduite la veille. Puis, c’est autour de l’homme qui a raté notre jeune inconnue à l’aéroport de faire son entrée, un panneau à la main sur lequel est écrit le nom de cette dernière Marie Steuber. Déçu que cette dernière ne l’ait pas attendu, il en fait un portrait surprenant. Femme passe-partout, elle est adaptable, plastique, une sorte de joker qu’il est important d’avoir dans son jeu.
Au contact des autres, la frêle et fluette jeune femme module l’espace et modifie le cours de leur vie. Mêlant le lieu (la chambre) et le temps, Botho Strauss nous invite dans les multiples vies de Marie Steuber. Elle devient le centre de l’histoire, des histoires. Tout ici est fragmenté. Les bribes de ses existences éclatées se succèdent, se superposent en un kaléidoscope de l’instant. Le présent côtoie le passé, flirte avec lui. Le réel, la fiction. Emporté dans cette danse des corps étrange, troublante qui tourne au ralenti, on se laisse saisir, hypnotiser par ce ballet absurde sans queue ni tête.

 S’appuyant sur l’une des règles du théâtre classique, l’unité de lieu, le dramaturge allemand s’amuse à bouleverser la chronologie dans une narration qui n’a rien de linéaire, bien au contraire. Fort de ce concept surréaliste, Alain Françon en accentue l’étrangeté en désincarnant le jeu des comédiens, la discontinuité en soulignant l’écriture libre, folle de Botho Strauss. Il brouille les pistes grâce à l’ingénieux et ambigu décor imaginé par Jacques Gabel, côté cour, des boiseries anciennes, côté jardin d’immenses fenêtres donnant sur la façade d’un immeuble moderne. Perdu dans les méandres des vies de Marie Steuber, le public est pris au piège de cette invraisemblable histoire, de ce singulier moment de théâtre.
Malgré l’absurdité de l’ensemble qui pourrait perdre certains spectateurs, le choix d’une distribution au cordeau les rattrape au vol pour ne plus les lâcher. Georgia Scalliet est parfaite en femme « joker » éthérée. Elle insuffle à son personnage une légèreté, une élégance rare. Prenant à bras-le-corps les émotions de son personnage, elle traverse la pièce avec une grâce unique, un charme particulier. Dominique Valadié est une vaporeuse et intense femme impatiente. Jacques Weber, un sceptique étonnement aérien malgré sa silhouette imposante. Gilles Privat, plus réservé, se révèle un homme trouble oscillant entre passion et indifférence. Wladimir Yordanoff, illumine la scène de sa prestance incomparable.

Ainsi, petit à petit, on se laisse happer et séduire par ce spectacle onirique et décousu qui dépeint ardemment un monde à la dérive où les gens se croisent sans vraiment se voir, se rencontrer. Une expérience hors du commun à ne pas rater !

Olivier Frégaville-Gratian d'Amore
Informations pratiques : 
Le temps et la chambre de Botho Strauss
Jusqu’au 3 février 2017
du mercredi au samedi à 20h30, le mardi à 19h30 et le dimanche à 15h30
Durée 1h40

Générique :
Traduction de Michel Vinaver
mise en scène d’Alain Françon assisté de Nicolas Doutey
avec Antoine Mathieu, Charlie Nelson, Gilles Privat, Aurélie Reinhorn, Georgia Scalliet de la comédie française, Renaud Triffault, Dominique Valadié, Jacques Weber, Wladimir Yordanoff et la voix d'Anouk Grinberg
dramaturgie David Tuaillon
décor de Jacques Gabel
lumières de Joël Hourbeigt
costumes de Marie La Rocca
musique de Marie-Jeanne Séréro
son de Léonard Françon
coiffure et maquillage de Pierre Duchemin

Lieu :
 
Théâtre de la Colline – Grand théâtre
15 Rue Malte Brun
75020 Paris

Comment y aller ? 
métro ligne 3 et 3 bis, station Gambetta (sortie n°3, Père Lachaise)
bus 26, 60, 61, 69, 102 arrêt Gambetta mairie du 20e
taxis station Gambetta
stations vélib station 20024 - 11, rue Malte-Brun - station 20025 - 13, rue des Gâtines - station 20106 - 44, avenue Gambetta
stations Autolib' : 65 Avenue Gambetta - 231 rue des Pyrénées - 236 Rue des Pyrénées - 19 Avenue Gambetta

Pour réserver :
téléphone : 01.44.62.52.52
sur le site dédié à cet effet du théâtre de la colline

crédit photos : © Michel Corbou