Tout est beau. Tout est froid. Derrière la glace immaculée des rapports familiaux, l’épure élégante du décorum, l’indicible fait jour. Une zébrure, fêlure de l’enfance, craquèle le vernis trop rutilant du patriarche et libère la juste et corrosive parole du fils prodige. Mixant habilement théâtre et cinéma, tout en évitant l’écueil du copier-coller, Cyril Teste rend hommage à l’œuvre culte de Vintenberg en signant une adaptation somptueusement polaire. Mortifiant !

Un parfum délicat, presque suave de sous-bois, création de Francis Kurkdjian, embaume la salle et titille nos narines. Imperceptiblement, on quitte les bordures du périphérique parisien pour la campagne danoise. Le voyage immobile se fait dans l’obscurité la plus totale. Il dure quelques minutes interminables, étranges, suspendant le temps, l’espace. Lentement, le rideau noir s’ouvre laissant apparaître l’intérieur de la somptueuse gentilhommière des Klingenfeldt, transformée en sublime hôtel de luxe. Alors que la famille et quelques proches triés sur le volet s’apprêtent à fêter les 60 ans du patriarche, le personnel, tiré à quatre épingles, s’affaire pour soigner la table, que tout soit impeccable, parfaitement aligné. Dans ce monde de papier glacé, tout est étudié, millimétré, où rien ne dépasse.
Un homme, une femme d’un certain âge, font leur entrée. Tout de gris vêtus, Helge et Else babillent en attendant l’arrivée des convives. Sur l’écran géant qui surplombe la salle à manger, un zoom est fait sur l’un des tableaux bucoliques qui ornent la pièce, le célèbre tableau de Jean-Baptiste Camille Corot, Orphée ramenant Eurydice des Enfers. On plonge ainsi au cœur du drame qui va se jouer devant nos yeux : un être tentant de ramener à la vie son double décédé. Mais, nous n’en sommes pas encore là. Tout est encore sous contrôle, calme, presque paisible.

L’un après l’autre, les enfants du couple arrivent. Tout d’abord, Christian (fascinant Mathias Labelle), le benjamin de la fratrie, légèrement introverti depuis le suicide, il y a peu de Linda (évanescente Laureline Le Bris-Cep), sa jumelle, puis Michael (épatant Anthony Paliotti), la brute de la famille, sexiste et raciste, enfin Hélène (bouleversante Sophie Cattani), la cadette qui cache derrière sa grande gueule sa grande émotivité. Derrière les masques, la façade se lézarde. Bien au-delà du deuil qui les touche, quelque chose de plus profond les perturbe. Ils semblent mal dans leur peau, instables, incapables de satisfaire les exigences paternelles. Faisant bonne figure, après avoir appelé dans le public les derniers invités, tous s’installent à table, prêts à déguster les plats préparés à la minute dans la cuisine, qui apparaît derrière un miroir sans tain. Les discussions vont bon train, chacun se louant d’avoir été invité à la table, de cet homme fabuleux qu’est Helge Klingenfeldt. Malgré certains signes avant-coureurs, nul n’imagine l’imminence de la tragédie quand Christian se lève pour faire son discours d’éloge et révéler l’indicible : les viols répétés du père sur sa sœur et lui sous le regard complice, passif de la mère. Imperturbable, incrédule, l’assemblée continue de dîner comme si de rien n’était. L’atmosphère se tend légèrement. Les tensions s’exacerbent craquelant le vernis trop brillant de la famille parfaite, libérant les violences contenues, emprisonnées dans les convenances et les silences tacites de la perversion bourgeoise.
S’affranchissant du syndrome de la copie conforme, Cyril Teste s’empare du film culte de Thomas Vinterberg avec une virtuosité glaçante. Grâce à une scénographie ingénieuse, où les cloisons mobiles laissent apparaître les autres pièces de la maison (cuisine, hall, salle de bain et chambres), l’utilisation permanente de la vidéo scrutant les visages, les réactions, s’insinuant au plus près de l’intimité de chaque convive, le metteur en scène s’amuse à déjouer nos attentes et nous invite à la table des Klingenfeldt. Là, où nous aurions aimé retrouver l’atmosphère délétère, vénéneuse, la force explosive de l’œuvre originale, il préfère l’économie de moyens, la retenue froide, l’impact cinglant de l’absence totale d’émotion. L’effet est saisissant, prenant. Un vent polaire souffle dans cette salle à manger ultra chic. La présence fantomatique sur pellicule de la sœur morte glace nos sangs, donnant encore plus de force âpre à ce drame familial, à cet inceste cynique et mortifère.

S’inspirant de l’esprit subversif du réalisateur danois, Cyril Teste brocarde une société bourgeoise obnubilée par les apparences et les faux-semblants, pourrie jusqu’à la moelle, et nous invite à un règlement de comptes familial sanglant, à un dîner, servi en temps réel, où les âmes abîmées entrent en résilience, les bourreaux enfin mis sur le banc de touche. Si la distribution est de haute-volée, on retient surtout le jeu de Mathias Labelle, impressionnant de sincérité en fils chétif osant braver l’autorité parentale, celui d’Anthony Paliotti, troublant en macho sensible, celui de Sophie Cattani, émouvante en fille perdue provoquant l’ire parentale tout en essayant de préserver l’unité familiale, et enfin celui vaporeux de Laureline Le Bris-Cep, qui imprime à la vidéo sa présence lumineuse.
Avec Festen, Cyril Teste réussit avec virtuosité le mariage du cinéma et du théâtre nous entraînant au cœur d’une satire familiale et sociale bouleversante à l’esthétisme froid, à la beauté glaçante. Un moment de théâtre à voir de toute urgence.
Informations pratiques :
Festen de Thomas Vinterberg et Mogens Rukov
jusqu’au 22 décembre 2017
du mardi au samedi à 20h & dimanche à 15h
durée 1h50

adaptation théâtrale de Bo Hr. Hansen
mise en scène de Cyril Teste
adaptation française de Daniel Benoin
avec Estelle André, Vincent Berger, Hervé Blanc, Sandy Boizard ou Marion Pellissier, Sophie Cattani, Bénédicte Guilbert, Mathias Labelle, Danièle Léon, Xavier Maly, Lou Martin-Fernet, Ludovic Molière, Catherine Morlot, Anthony Paliotti, Pierre Timaitre, Gérald Weingand et la participation de Laureline Le Bris-Cep
collaboratrices artistiques : Sandy Boizard et Marion Pellissier
scénographie de Valérie Grall
illustration olfactive de Francis Kurkdjian
conseil et création culinaires d’Olivier Théron
création florale de Fabien Joly
création lumière de Julien Boizard
image de Nicolas Doremus
cadreur : Christophe Gaultier
montage en direct de Mehdi Toutain-Lopez ou Claire Roygnan
compositing de Hugo Arcier
musique originale de Nihil Bordures
chef opérateur son : Thibault Lamy
production : Collectif MxM
production déléguée : Bonlieu Scène Nationale Annecy

Odéon-Théâtre de l’Europe – Les ateliers Berthier
1, rue André Suares
75017 Paris
Accès :
Métro : station Porte de Clichy ligne 13 (sortie av. de Clichy / Bd Berthier ; la salle se situe après le Timhôtel)
RER : station Porte de Clichy (sortie av. de Clichy), à 150m du théâtre Ligne C
Bus : les lignes PC3, 138, 173, 54, 74, N15 et N51
Vélib' : station 17011 sis rue Fragonard
Réserver :
Par téléphone, au 01 44 85 40 40 du lundi au samedi de 11h à 18h30 (sauf jours fériés).
Au guichet du Théâtre de l'Odéon, place de l'Odéon, du lundi au samedi de 11h à 18h (sauf jours fériés) ; les jours de représentation 2h avant le début du spectacle.
Par internet sur le site dédié de l'Odéon Théâtre de l'Europe.
Crédit Photos : Simon Gosselin