C’est un souffle glacial, funeste, qui s’insinue sous les ors de la salle Richelieu. Pas de grands vents, pas de tonitruant tonnerre, mais une tempête sourde, tapie au plus profond de l’âme, du crâne du déchu Prospero, qui déchaîne ses rancœurs, ses passions. Au baroque de cette tragi-comédie shakespearienne, Robert Carsen préfère le dénuement, le plus total, le plus sec, pour en dévoiler la beauté poétique, mortifère. Un moment de théâtre singulier, aride, sublimé par la troupe du Français. 

Dans un espace monochrome blanc grisé, une sorte de boîte presque hermétique, un homme gît sur un lit d’hôpital datant du siècle dernier. Il s’agite, rêve, cauchemarde. Duc de Milan déchu, abandonné aux caprices de la mer avec sa fille, la douce et ingénue Miranda (évanescente Georgia Scalliet), Prospero (poseur Michel Vuillermoz), le magicien, le songeur, échoue sur une île mystérieuse qu’il fait sienne transformant en esclaves, son unique habitant, le simplet Caliban (désopilant Stéphane Varupenne) et l’esprit de l’air qui hante les lieux, le cabotin Ariel (lumineux Christophe Montenez). 

Homme cultivé, lecteur acharné qui éparpille ses livres aux quatre coins de l’île, il rumine depuis 12 ans sa vengeance contre son traître de frère (épatant Serge Bagdassarian) et ses nobles amis (excellent Benjamin Lavherne, auguste Thierry Hancisse). Par un malicieux stratagème, une bien étrange Tempête, sa machiavélique et ensorcelée vindicte va pouvoir enfin s’abattre sur ses ennemis. L’amour et la compassion auront raison de ses derniers ressentiments. Dans un ultime et royal souffle, il pardonne toutes les douleurs éprouvées, tout le mal subi. 
Est-ce un conte noir féerique ou le vagabondage d’une âme meurtrie ? Un peu des deux semble-t-il. S’affranchissant du riche et abondant décorum du théâtre élisabéthain, Robert Carsen imagine une tempête tout en intériorité froide, véritable métaphore des maux qui assaillent l’esprit fragile de Prospero. Vagabondant dans la boîte crânienne de ce souverain éclairé, détrôné, magistralement stylisée par la scénographie dépouillée de Radu Boruzescu, il s’ingénie à épurer son propos jusqu’à l’exsanguination et ainsi nous laisser libre d’inventer les contours de cette aliénante vendetta, de ce perpétuel ressassement d’une vie depuis longtemps perdue. 

Transformant l’une des dernières tragi-comédies de Shakespeare en un opéra parlé terriblement froid, effroyablement glaçant, Robert Carsen joue avec les artifices propres au théâtre et signe une pièce âpre que quelques drolatiques saynètes, particulièrement bien soignées, viennent réchauffer, humaniser. Ainsi, les esprits s’évaporent du plateau par quelques chausses trappes, les silhouettes se décuplent en ombres chinoises peuplant l’espace clinique où est enfermée l’âme de Prospero, les visages ennemis, les bienveillantes déesses s’affichent en noir et blanc sur les murs de cette cellule aseptisée, les vagues furieuses se fracassent contre d’imaginaires murailles. A trop vouloir dépouiller de son habillement baroque l’œuvre shakespearienne, à trop chercher à en diminuer la féerie foisonnante, le metteur en scène virtuose perd en intensité éblouissante, exubérante tout en ne gagnant que peu en onirisme mortifère. 
Pris dans le tourbillon mental de cette singulière Tempête, les comédiens du Français étincellent le plus souvent, achoppent parfois à leur corps défendant faute à de légères dissonances dans la partition trop asséchée et peut-être pas totalement aboutie de Robert Carsen. Notons surtout la charmante interprétation de Loïc Corbery, parfait en amoureux transi, un peu naïf, et la présence scénique irradiante, décalée de Christophe Montenez, fabuleux en esprit joueur et taquin. Mais c’est le trio de joyeux lurons, formé par Stéphane Varupenne, Jérôme Pouly et Hervé Pierre, qui emporte la mise. Ils sont absolument divins et hilarants en boit-sans-soif froussards. 

Envouté par la beauté épurée des tableaux, des images en noir et blanc projetées sur les murs, on se laisse séduire par cette Tempête qui manque certes de fureur, mais pas de lyrisme. Une confiserie glacée qui révèle parcimonieusement ses atouts, ses acidités, ses envolées poétiques alliant le charme désuet du classicisme et l’austérité radicale du contemporain. 

Informations pratiques : 
La Tempête de William Shakespeare
jusqu’au 21 mai 2018
dates et horaires à voir sur le site de la Comédie-Française
Durée 2H40 avec entracte
Générique : 
Texte français de Jean-Claude Carrière
Mise en scène de Robert Carsen assisté de Christophe Gayral
Scénographie  de Radu Boruzescu assisté de Philippine Ordinaire
Avec Thierry Hancisse, Jérôme Pouly, Michel Vuillermoz, Elsa Lepoivre, Loïc Corbery, Serge Bagdassarian, Hervé Pierre, Gilles David, Stéphane Varupenne, Georgia Scalliet, en alternance Benjamin Lavernhe et  Noam Morgensztern, Christophe Montenez et les comédiens de l’académie de la Comédie-Française : Matthieu Astre, Robin Goupil, Alexandre Schorderet
Costumes de Petra Reinhardt
Lumières  de Robert Carsen et Peter Van Praet
Vidéo de Will Duke
Son de Léonard Françon
Dramaturgie d’Ian Burton

Lieu :
Comédie-Française – Salle Richelieu
1, place collette
75001 Paris

Comment y aller ?
métro Palais royal-Musée du Louvre ligne 1, Pyramides ligne 7 et 14
Bus 21, 27, 39, 48, 67, 68, 69, 81, 95
Parkings Carrousel du Louvre, Pyramides, Petits-Champs.

Réserver ?
Location 01 44 58 98 58
du mercredi au dimanche de 14h à 17h
Fax location 01 42 60 35 65
site internet de la Comédie Française - réservation

Crédit photos :  © Vincent Pontet, coll. Comédie-Française